Entre vulnérabilité et résilience, comment les acteurs de l’économie informelle des villes africaines font-ils face à la pandémie de COVID-19 ?





L’économie informelle est définie par opposition à l’économie ‘conventionnelle’ (même si les frontières sont poreuses et leur interdépendance est forte) et regroupe des activités qui échappent au regard et à la régulation des Etats[2]. Elle rassemble un grand nombre d’organisations extrêmement diverses et aux activités variées (qui vont du trafic de drogues et d’armes à la vente directe de produits agricoles par des microproducteurs), qui ont pour point commun l’absence de statut juridique légal (et d’enregistrement par les Etats). Des populations défavorisées et précaires au Nord comme au Sud vivent ‘au jour le jour’ de leur travail informel dans tous les secteurs d’activités (primaire, secondaire et tertiaire). La part de la population dépendant de ce secteur est beaucoup plus importante dans les pays à ressources limitées, même si, par définition, il est difficile d’avoir des données précises sur une économie qui n’est officiellement pas documentée[3].

Les crises sanitaires épidémiques impactent le secteur formel comme le secteur informel, à la fois parce que les personnes qui ont des activités informelles peuvent tomber malades facilement car leur activité implique souvent qu’elles rencontrent un grand nombre de personnes, et parce que les mesures de santé publique peuvent avoir un impact sur l’exercice de leur activité. De plus, alors que le secteur formel peut bénéficier d’aides de l’Etat en période de crise, le secteur informel n’y a pas accès. Mais le secteur informel dispose de capacités propres, comme la possibilité de s’adapter rapidement aux contraintes. Ceci invite à s’interroger : la pandémie de COVID-19 va-t-elle provoquer un effondrement de l’économie informelle, privant les populations de ressources minimales pour vivre, en particulier en zone urbaine ?

Une enquête faite à Dakar (Sénégal) apporte des éléments de réponse à cette question. Elle a été menée auprès d’acteurs de l’économie informelle (propriétaire de restaurant ‘de rue’, vendeurs de fruits et légumes, vendeurs ambulants) de février à mai 2020 dans la zone de Ngor-Almadies, commune d’arrondissement de Dakar de plus de 20 000 habitants et qui compte de nombreux immigrés ouest africains vivant de l’informel. Le premier cas de COVID19 notifié au Sénégal le 2 mars 2020 a été suivi d’une augmentation régulière du nombre de cas, jusqu’à atteindre 4328 cas et 49 décès le 07/06/20, le pic épidémique n’ayant pas encore été identifié. Des mesures de santé publique ont été prises progressivement : annulation des manifestations publiques pour 30 jours, interdiction des rassemblements, fermeture des écoles et des universités, fermeture des frontières et suspension des liaisons aériennes le 14 mars ; suspension des déplacements entre les régions, fermeture des terrains de sport et des plages, fermeture des lieux de cultes (mosquées) le 19 mars ; fermeture d’autres frontières le 20 mars ; état d’urgence sanitaire, fermeture des marchés, couvre-feu de 20h à 6h le 23 mars… Elles concernaient à plusieurs niveaux les vendeurs et restaurateurs de rue.

L’annonce de la fermeture de tous les restaurants de rue de la ville mi-mars et « l’expulsion » des vendeurs de rue et marchands ambulants a bien eu lieu mais n’a duré que quelques jours : les restaurants ont rapidement rouvert. La propriétaire d’un de ces établissements expliquait ainsi la situation : « Ils [les gendarmes] sont venus nous dire que l’on ne pouvait plus servir de plats ici avec le corona, alors j’ai été obligé de fermer. Ça a duré deux jours, mais je suis quand même revenue et j’ai rouvert. Depuis, ils ne me disent plus rien. D’autres ont fait la même chose. On sait qu’on n’a pas le droit mais bon, il faut faire du khalis [argent en wolof] et puis ils ne nous disent plus rien, alors…» (entretien du 2 avril 2020). Cette propriétaire a aussi développé un service de livraison à domicile : dès l’annonce des fermetures, elle a pris les numéros téléphoniques de ses clients habituels et leur a proposé ce mode de vente, qui fonctionne toujours très bien. Les vendeurs sont revenus, certains à de nouveaux endroits jugés plus stratégiques. Par exemple, les vendeurs d’arachides qui s’installaient habituellement le long des plages (fermées du fait de l’état d’urgence) et des rues menant à celles-ci, se sont déplacés vers les arrêts de bus ou devant les magasins fréquentés (boulangerie et magasin d’alimentation principalement). D’autres ont adopté la stratégie du ‘déplacement permanent’ pour échapper aux contrôles et à la possible confiscation de leurs produits (très fréquente dans l’économie informelle) : il s’agit ainsi de marcher vers les clients potentiels, une pratique qui existait déjà avant mais a été exacerbée pendant l’épidémie. Un vendeur de fruits et légumes auquel on avait interdit d’ouvrir son étalage pendant trois jours a été invité à revenir par des agents de la mairie de Ngor ; il a depuis poursuivi ses activités ‘comme avant’. Le coût d’un masque et de gants a été la plus grande contrainte qu’il a rapportée, hormis le retard d’une semaine d’une livraison venant de Casamance dont le livreur avait été arrêté par la gendarmerie parce qu’il n’avait ni masque ni gants. Certains marchands ambulants ont changé de produits pour s’adapter à la pandémie : la vente de masque de protection et de gel hydro alcoolique a littéralement « explosé » et on a même vu des attroupements autour de marchands ambulants vendant des masques entre mars et avril 2020 (le prix de ces masques étant plus avantageux qu’en pharmacie).

Ces exemples montrent que la résilience et les capacités d’adaptation des acteurs de l’économie informelle peuvent être plus importantes que ce qui est souvent annoncé. La crise socio-économique dûe au COVID-19 est « une crise de plus » pour ces acteurs, qui s’ajoute à leur situation extrêmement précaire d’avant la pandémie. Ils s’adaptent en changeant de localisation, de produits, de mode de relation avec leurs clients, en interprétant les contraintes de manière souple ou en les ajustant en fonction des attitudes des forces de sécurité chargées d’en contrôler l’application.

L’analyse de l’impact socio-économique du COVID-19 doit donc être nuancée et abordée avec discernement : certains secteurs de l’économie formelle dans les pays à ressources limitées ont été davantage touchés que d’autres dans l’informel. Ce paradoxe apparent est illustré par l’enquête menée à Dakar, où les aides de l’Etat par exemple au secteur formel du tourisme et de l’hôtellerie n’ont pas été appliquées (ou sous forme de crédit d’impôt, ce qui n’est pas avantageux pour tous). La crise socio-économique du COVID-19 doit donc faire l’objet d’investigations poussées, notamment pour mieux orienter les politiques publiques d’aide aux populations en période de crise sanitaire, qu’elles travaillent dans le secteur formel ou dans le secteur informel. Aux plans des Nations Unies pour le rétablissement socio-économique qui recommandent d’indexer l’aide sur la vulnérabilité des populations[4], il serait nécessaire d’ajouter une approche spécifique de la résilience dans chaque catégorie de population et chaque contexte.

[1] Centre Régional de Recherche et de Formation à la prise en charge clinique de Fann-Dakar [CRCF] (Sénégal) : antbillaud@gmail.com

[2] Sur ce vaste sujet en socio-économie, consulter entre autres : Pesqueux Y, 2002, « L’économie informelle, une bonne mauvaise pratique ? », in Revue française de gestion, accessible : https://www.cairn.info/revue-francaise-de-gestion-2012-9-page-217.htm

[3] Pour le cas de l’Afrique de l’Ouest, se reporter à l’étude de la Banque Mondiale et de l’AFD (2012), accessible: http://documents.worldbank.org/curated/en/622831468002101511/pdf/699350PUB0The00Box0377348B00PUBLIC0.pdf

[4] United Nations, « Shared responsibility, global solidarity: Responding to the socio-economic impacts of COVID-19 » (United Nations, mars 2020), https://www.un.org/sites/un2.un.org/files/sg_report_socio-economic_impact_of_covid19.pdf



About the Author

Anthony Billaud

Anthony Billaud is graduated from Institut d'études politiques (IEP) and from the Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) of Paris, France. With a Ph.D. in Socio-economics, he has mainly worked on public health programs in Africa (West, Central and Southern) for a diverse range of international organizations (NGOs, European Union, U.N., bilateral cooperations...). Specialized on epidemics, he successively worked on HIV/AIDS, post Ebola, maternal and infant care and health system strenghtening. He is now engaged on SoNAR-Global project in Dakar, Senegal, for the CRCF.

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